Pourquoi et comment j’ai quitté l’enfer centrafricain
Une foule de manifestants barricade l’entrée de l’aéroport Bangui M’poko, brandissant des pancartes sur lesquelles on peut lire : Oui à l’opération Sangaris, Non à la Seleka, Michel Djotodja, démission…
Le taximan qui me conduit décide de s’arrêter à une centaine de mètres de la foule. Il ne veut aller plus loin, de peur que les manifestants ne caillassent sa voiture.
Entre moi et l’aéroport, il y a une meute en colère. Ces gens ont vu mourir leurs proches et ont certainement eux aussi lynché d’autres personnes. Que vaut ma vie pour eux ?
Mais il me faut atteindre l’unique porte de sortie de la Centrafrique. Je n’ai pas le choix. Je récupère mon sac à dos sur le siège arrière, descends du taxi et m’avance vers la foule… Un manifestant m’interpelle.
– Hey toi, tu vas où ? Tu es en train de fuir, c’est ça? Nous on est là, parce que la question du pays nous tient à cœur.
Je continue d’avancer, souriant aux uns, évitant de répondre. Cette frange de la population est celle qui est hostile à la Seleka, et c’est parce que je ne suis pas musulman, qu’ils m’ont laissé tranquille. Les Centrafricains sont entraînés dans un cycle de violences indescriptibles. Dans certaines zones, on lynche sans aucune forme de procès les gens en raison de leur religion, chrétienne ou musulmane. Ne me demandez pas le sort des athées, animistes, etc.
– Hey Johnny !
Mon cœur est prêt à s’arrêter de battre, je vois venir vers moi un jeune que j’ai l’impression d’avoir déjà vu quelque part. Il est accompagné de deux autres jeunes et fait les présentations :
– C’est Johnny qui animait Mossekattitude sur Radio Ndèkè-luka…
– Ha bon, c’est toi hein, grand-frère !
Ta : on pensait que t’étais un costaud disent les deux autres,
J’évite de pousser le Ouf de soulagement…
-Tu vas où comme ça ?
– Je vais juste en mission d’une semaine au Cameroun, leur expliquais-je.
– Ah okay, nous on est en train de manifester en réponse à ces imbéciles qui demandent le départ de la force Sangaris, tu te rends compte ? Pour qu’ils continuent de nous massacrer ? Depuis huit mois que cela dure ça ne leur suffit pas ?
On discute et chemin faisant ils m’accompagnent jusqu’au check-point de l’armée française. La barrière passée, je me retrouve enfin dans l’aéroport. Des détonations retentissent à l’extérieur du bâtiment. Quinze minutes plus tard, alors que je suis dans la salle d’embarquement, on m’informe que le contingent tchadien de la Misca (Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine) a ouvert le feu sur les manifestants faisant un mort et plusieurs blessés.
J’ai moins de trente ans, j’ai presque tout connu en RCA : une dizaine de mutineries, trois années blanches, quatre coups d’Etat. J’ai vu mourir des proches par la bêtise humaine.
Il n’y a plus d’Etat en République centrafricaine …Il n’y a jamais eu de leader, que des gens qui ont sacrifié et qui continuent de sacrifier la population sur l’autel des intérêts égoïstes.
La Centrafrique n’est pas au bord, mais bien au fond du gouffre. Après les coups d’Etat et leurs lots d’instabilité, voilà que nous glissons bêtement sur la voie des affrontements intercommunautaires.
Je fais partie des gens qui « diabolisent » la Seleka. Mon nom figure, m’a-t-on dit, sur une liste noire. Bangui est devenue une ville trop dangereuse pour moi. Avec la situation confuse qui prévaut en ce moment, un « accident » est si vite arrivé…
Au début de la crise, je me suis dit : c’est à Bangui que ça se joue et je veux y être, apporter ma modeste contribution à l’édifice, et construire une Centrafrique prospère, unie, démocratique où il fait bon vivre. Mais je dois me rendre à l’évidence, à Bangui, je vis comme un fantôme. Je fuis, je me cache. Bangui, ma ville natale, est devenue un mouroir…J’assiste impuissant à l’extermination de mon peuple. J’ai été touché dans ma chair, mon jeune frère a été assassiné par la Seleka alors qu’il dormait dans sa chambre.
Partir est alors devenu une urgence, une obsession, refaire ma vie ailleurs. Mais j’ai cru un moment que je n’y arriverais jamais…
Fort heureusement tout est allé très vite pour moi. J’ai d’abord reçu un mail de Raphaelle Constant me disant : « Ziad est rentré de Tunisie, on a tenu une réunion sur ta situation on sait que tu cherches à quitter la Centrafrique, nous te proposons notre aide… »
A Bangui, l’ambassade de France me délivre un visa et me rassure : « Appelle-nous si tu as des difficultés pour atteindre l’aéroport ».
J’étais prêt à partir, mais rester à Bangui pour attendre de pouvoir obtenir un billet d’avion pour Paris était trop risqué. Se débarrasser de moi n’est qu’un jeu d’enfant pour la nébuleuse Seleka. J’avais aussi reçu des menaces sur Facebook de la part des partisans de l’ancien président Bozizé et commanditaires des anti-balaka tel que Steve Yambété. Très vite, je m’achète un billet d’avion pour partir le lendemain au Cameroun voisin. Une semaine plus tard, avec l’aide de RFI, je rejoins la capitale française.
La Centrafrique disparaît à petit feu. Tous les jours des dizaines d’innocents meurent par représailles ou dans les combats entre anti-balaka et Seleka. Les membres du gouvernement de la transition ont tous leur famille à l’extérieur et se tiennent au chaud dans leur tour d’ivoire, à l’abri des balles auxquelles le Centrafricain est exposé. Il faut se rendre à l’évidence. Avec le régime actuel, ses seigneurs de guerre, sa bande de desperados, la transition n’a aucune chance d’aboutir à quoi que ce soit de meilleur. Le peuple ne veut plus de Djotodja et ses sbires. Une simple rumeur de démission et la liesse populaire s’empare de la capitale.
L’Union africaine réitère sa confiance au contingent tchadien considéré par les Centrafricains comme un des acteurs de la crise, plusieurs fois s’attaquant aux populations aux côtés de la Seleka…
Un groupuscule d’assoiffés de pouvoir qui savent qu’ils ne peuvent jamais accéder à la magistrature suprême par la voie démocratique essaie de faire croire à la minorité musulmane qu’ils se battent pour elle. D’un autre côté, des nostalgiques du régime Bozizé comme Lévy Yakité essaient de faire croire aux chrétiens qu’ils se battent pour eux « parce que des islamistes veulent s’emparer de leur pays ».Voilà la situation. Avec des appuis extérieurs, ces seigneurs de guerre sèment la désolation en Centrafrique.
Tout cela est un sablier qui se désagrège imperturbablement pour sonner le glas d’une nation d’à peine quatre millions et demi d’habitants. Déjà plus de mille morts en un mois, sans compter les milliers de tués huit mois durant par la Seleka…et les fosses communes qu’on commence à déterrer…
La Centrafrique est un petit pays situé au centre de l’Afrique et qui se meurt… Chaque avion qui le quitte, quelle que soit sa destination, délivre ses passagers de l’enfer.
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